Le jeune homme dans le miroir: un extrait du roman «IJzerkop» de Jean-Claude Van Rijckeghem
Jean-Claude Van Rijckeghem fait partie des auteurs de romans historiques pour la jeunesse qui entendent ne pas reproduire intégralement les injustices historiques. Dans IJzerkop (Tête de fer), il met en scène une protagoniste indépendante, indisciplinée, qui remet en question les normes genrées et sexuelles, et parvient à se libérer du carcan hétéronormatif en vigueur. Lisez ici, dans la traduction inédite de Françoise Antoine, un extrait de ce roman paru chez Querido en 2019.
Le jeune homme dans le miroir
Les vêtements de mon mari reposent sur la chaise jaune. Je les retire un à un. Ses chausses bleues veinées de fil d’or à la boucle en argent et la chemise blanche qui sent le dessous-de-bras. Je la revois devant moi. La bonne amie de Courage, avec sa veste d’équitation trop grande et son chapeau. Elle traversait le marché comme si la place était à elle. Elle saluait les hommes et les femmes, et chacun d’eux rendait son salut au jeune homme. Tous étaient dupes. J’enfile d’abord la culotte de mon mari. Elle est trop grande, mais je mets la chemise et la rentre dans la culotte. C’est déjà mieux. Puis je revêts sa veste aux boutons et rubans précieux. (…)
(…) Le clair de lune se glisse dans la pièce. Je prends le chapeau de Lieven et l’enfonce sur ma tête. Je n’en crois pas mes yeux. Il y a un jeune homme dans le miroir. Il ressemble à quelqu’un que je connais depuis des années, mais que je n’ai encore jamais vraiment bien regardé. Quels beaux yeux il a. De grands yeux bruns. Des yeux vifs. Des yeux mystérieux. Il sourit. Je pourrais embrasser le miroir. Je voudrais attirer le jeune homme vers moi, passer mes doigts dans ses cheveux et souffler de l’air dans son oreille. Je tombe instantanément amoureuse du jeune homme dans le miroir. Je n’arrive presque pas à détacher mes yeux de lui et, lorsque les nuages passent à nouveau devant la lune et que l’obscurité revient, tout a changé. Je regarde les contours de mon mari qui ronfle dans le lit et ne peux imaginer partager ce lit avec lui une seule nuit de plus. Sur un cintre trône la longue robe romaine gris-bleu au col en dentelle et je ne peux envisager de la remettre un jour. Je veux seulement revoir ce garçon dans le miroir. (…)
(…) Deux heures plus tard, je pousse le portail arrière de la boulangerie de la Lammerstraat. J’ai les jambes qui tremblent. Mon maillot de corps est trempé de sueur. À travers la fenêtre embuée, j’aperçois le père et le fils Serlippens près du four. Binus a ses vêtements de voyage. Je n’ai jamais été aussi heureuse de voir sa tête boutonneuse. (…)
(…) Je frappe à la fenêtre. Binus ouvre la petite porte de derrière et soulève la lampe à huile pour me voir. «Oui, monsieur», dit-il. J’éclate de rire. J’enlève mon chapeau. Ma tresse tombe sur mes épaules. «C’est moi, Binus». Binus reste bouche bée. J’entends son père demander ce qui se passe. Binus répond que ce n’est rien, juste un ami à lui. Il vient près de moi dans la cour.
«Je me suis enfuie, lui dis-je.
– Quoi ? Mais pourquoi?» (…)
(…) «Je veux prendre ta place, Binus.
– Quoi?!
– Donne-moi ta convocation et laisse-moi m’enrôler dans l’armée en tant que Binus Serlippens.» (…)
(…) «Mais… et si, et si…, balbutie Binus.
– Et s’ils découvrent que je suis une femme?
– Exactement, bafouille Binus.
– Ils ne le sauront pas, lui assuré-je. Tu t’es déjà présenté tout nu devant le médecin à la mairie. Tu as été déclaré bon pour le service. Donc je suis bonne pour le service. Personne n’a besoin de me voir nue.»
IJzerkop (Tête de fer), Querido, Amsterdam, 2019, p. 84, 87 et 88.
